Keny Arkana

En 2021, le rap français est enfin devenu populaire. Le prix à payer ? Pour certains, l’abandon des utopies, d’un certain esprit hip-hop. Mais gare à ceux qui voudraient réduire le rap à une zumba opportuniste : Ils ont oublié que cette musique reste le champ d’action d’artistes sincères, entiers, révoltés. Keny Arkana, on le sait depuis longtemps, fait partie de ces MCs aux discours engagés, mais qui jamais n’oublient la performance.

Cette rappeuse qui a « besoin des ratures dans son champ de vision » est une artiste à l’ancienne, elle a besoin de gratter des cahiers entiers de rimes et de lyrics pour finaliser ses compositions. Les fans de hip-hop l’ont découverte avec le street CD de 2005 L’Esquisse, vite suivi du premier album Entre Ciment Et Belle Étoile, le genre de classique qui marque une génération, avec des titres puissants comme « La Rage », bouleversants comme « La Mère Des Enfants Perdus » et « Victoria ». Suivirent deux autres volumes de L’Esquisse, le second album Tout Tourne Autour Du Soleil, des dizaines de featurings, des centaines de concerts, toujours avec la rage du peuple dans ses bagages.

Keny rappe la rue, là où elle trouve « une vraie solidarité, des vrais principes mais aussi énormément de douleur, des âmes cabossées par la vie ». Charismatique, elle refuse pourtant la starification. « Je ne suis pas un gourou, ni un prophète. Je fais de la musique, et c’est la musique qui parle. Je ne me suis pas incarnée sur terre pour faire gonfler mon égo, je préfère nourrir mon cœur, et je fais un métier qui est un peu dangereux pour ça. C’est subtil, mais on peut vite se brûler les ailes ou l’âme ».

Contrairement à d’autres qui vivent à travers les codes du music business, Keny a d’autres ambitions. Le monde est sa maison et elle n’a jamais hésité à tailler la route, parfois au risque de faire attendre ses supporters. Et depuis L’Esquisse 3 sorti en 2017, Keny s’était faite rare. Une planète à parcourir, la vie au-delà de la musique… Heureusement, elle finit toujours par revenir au son. Comme si elle devait quelque chose à tous ceux qui l’admirent et l’écoutent, qu’ils viennent du quartier ou d’ailleurs. « Culpabilité c’est peut-être un grand mot, mais il y a quelque chose qui me rattrape. Ça n’est jamais trop calculé ». Le premier signe du retour d’Arkana fut un couplet de feu sur « Heat », titre inclus sur la compilation marseillaise platinée 13 Organisé. « Invisible, du showbiz à des années-lumière », la first lady de Marseille officialisait son retour.

L’album promis depuis près de quatre ans, Exode, ne pouvait voir le jour sans préparation : L’époque est piégée, c’est l’ère des métamorphoses, de la violence masquée, d’une épidémie qui chamboule les codes de vie. Keny Arkana a dû trouver un nouvel équilibre, celui de l’indépendance. Depuis chez elle, à Marseille, où elle a installé son studio, elle a posé son « cri silencieux comme la nuit sous une lune d’argent ». Le nom du projet ? Avant L’Exode. Comme le teaser d’un album majeur, avec en première sortie « J’Sais Pas faire Autrement », où la rappeuse au « cœur esquinté mais blindé » kicke des lyrics militants et parle « pour de vrai, pas pour plaire », refusant les dictats de la mode et ne reculant jamais devant un instrumental puissant, qu’il soit sous influence drill ou old school. Les titres se succèdent sur YouTube et les plateformes de streaming, dévoilant de nouvelles thématiques : Ode à la solidarité dans « Viens Mon Frère » dont elle a signé la prod’, coup de gueule contre « les connards, les commères, les cyniques, ceux qui abusent du pouvoir comme les flics, les ministres » dans « On Les Emmerde », tableau d’un « siècle aux couleurs de l’apocalypse » dans « Anomalie ». Keny lâche les chiens de la révolte dans « Violence Masquée » au slogan puissant, « Aucune confiance en leur monde malsain ».

Au fil des semaines, Avant L’Exode prend forme. Les tracks s’accumulent, et Keny tutoie les étoiles avec des chansons aussi puissantes que « Comme Un Aimant », « entre le trop-plein et le néant, (…) Le quartier dans la peau dans chaque élan ». Dans « Boussole », elle dresse le tableau d’un monde « violent comme l’apologie aryenne ». Si Keny a toujours le rap tranchant et les mots aiguisés, elle sait aussi utiliser la puissance de la voix chantée. « C’est vrai, j’ai toujours un peu chantonné, j’ai beaucoup de mélodies dans la tête » concède-t-elle. La preuve est faite avec des titres comme « Enfant De L’Insomnie », expression parfaite de cette dichotomie entre chant et rap. « En Direct De L’Asphyxie » a un arrière-goût amer, triste constat d’une « fille du vent » qui a « traversé trop de déserts sous tempêtes avec sa propre foi pour lanterne, parce que le monde tourne à l’envers ».

Keny, « enfant des étoiles », parle aux fantômes et combat ses démons. « Si je n’avais pas eu une vie cabossée, je n’aurais peut-être pas été dans le rap ». Elle parle pour les siens, pour sa ville de Marseille, affiche une éthique humaniste et surtout, nous offre l’expression d’une émotion unique, celle d’une grande artiste. Avant L’Exode, c’est l’électrochoc venu de Marseille.

Cette fois c’est sûr, Keny Arkana est de retour. Il était temps.

 

Olivier Cachin